Je me réveille sur mon canapé, allongé aux côtés de Remfish. Quelques heures plus tôt nous étions dans la fraîcheur de mon appartement, à parler transsibérien, musique et autres projets tout en éclusant des bières. Après son départ je prends vite conscience que la fameuse vague de froid prophétisée depuis quelques jours par les différents media est bien arrivée.
A ce jour, je n’ai encore allumé ni radiateur ni chauffe-eau. Le froid est sec, mordant; je laisse échapper un petit nuage de fumée en baillant. On se croirait à la montagne, mais sans le vin chaud… Pour fêter le début d’une paisible journée de vacances, je me déshabille avant d’aller me doucher. Comme souvent dans cette situation, je pense à ces norvégiens qui aiment se jeter nus dans la neige.
Je prends une grande inspiration et attends les premières gouttes. Elles arrivent, impitoyables, acérées comme des lames de rasoir. L’important est de se frotter énergiquement toutes les parties touchées, pour se réchauffer un peu mais surtout pour que le corps soit au plus vite prêt à être lavé. Après une dizaine de secondes, j’éteins le robinet. Mes mains sont un peu douloureuses, elles arrivent néanmoins à se saisir du savon et à l’appliquer un peu partout. Les mouvements sont brusques, comme les profondes expirations qui les accompagnent. 10 nouvelles secondes seront nécessaires pour le rinçage, 10 secondes durant lesquelles je ne pense qu’au prochain bonheur: celui de retrouver ma serviette.
Pour pouvoir trouver la force de répéter ce rituel, il faut puiser à différentes sources.
L’écologie : sans chauffe-eau ni radiateur j’ai une consommation d’électricité remarquablement basse (ce qui représente aussi des économies substantielles : l’an dernier EDF m’a remboursé plus de 400 euros sur ma facture annuelle), et les douches étant courtes c’est également moins d’eau gaspillée…
Le romantisme : ce que je fais est sans doute un peu fou, mais ici et maintenant, parce que c’est volontaire. En revanche cette folie me rapproche de l’état de nature, de nos proches ancêtres ou encore de milliers de personnes à travers le monde. Alors certes cet argument n’enlève rien au côté dingue de ma démarche, mais il m’aide à la légitimer et donc à l’accepter. Jack London aimait raconter la vie de ces aventuriers errant dans le Grand Nord dans des conditions « inhumaines ». Une de ses meilleures nouvelles, Construire un feu, raconte l’histoire d’un homme qui lutte pendant quelques heures pour tenter de survivre au froid. J’adore Jack London…
La sagesse : c’est en connaissant le goût du vinaigre qu’on apprécie le miel. En sortant de la salle de bains, mon appartement ne me paraît plus si froid, et grâce à ces moments glacés j’apprécie d’autant plus les instants de chaleur et le retour des beaux jours. Je pense également à l’austérité, à la modération des bouddhas en herbe; des principes qui permettent de se retrouver, de reprendre contact avec soi ainsi qu’avec l’essentiel, la nature de la vie. Il s’agit de ne pas s’endormir sur le chemin doré tracé par la paresse et l’égoïsme.
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Je sors faire quelques courses, l’occasion de se réchauffer un peu en marchant. C’est l’avantage quand on vit dans un igloo : en sortir pour affronter la rigueur de l’hiver n’est pas si dur. J’espérais trouver un peu de réconfort chez mon primeur, mais j’avais oublié que la boutique était ouverte sur la rue et que le gain de température serait donc anecdotique. Je ne tarde donc pas à choisir quelques endives, patates et autres oignons et à reprendre le chemin de chez moi.
Et me voilà à présent, tel un ours qui attend la fin de l’hiver tapi dans sa tanière, « seul au monde » comme un Tom Hanks qui aurait troqué son Wilson contre une radio. Quoique non, moi j’ai des tas d’autres amis, comme cet ordinateur sur lequel mes doigts engourdis se déplacent tant bien que mal, ou encore tous ces bouquins qui encombrent mes étagères. C’est recroquevillé sous la couette et en ne laissant que la main tenant le livre dépasser (les mains se relayaient régulièrement pour cette tâche ingrate) que je viens d’en terminer un de mon idole de l’année, Herman Hesse, et qui s’intitule Le Voyage en Orient. Le Teuton Prix Nobel y parle une nouvelle fois sagesse et accomplissement de soi, en mettant en avant ce point qui me tient à cœur : se retrouver seul pour mieux retrouver les autres, ou l’atteinte de l’universel par la diversité. Il s’agit de pèlerins qui partent en quête d’idéal: «d’innombrables groupes étaient en route en même temps, suivant chacun son chef et son étoile, chacun d’eux toujours prêt à se fondre dans une unité plus vaste et à la suivre un certain temps, mais toujours prêt aussi à poursuivre sa route après avoir repris sa liberté. » Je retrouve sur cette route les traces de mon égoïsme éclairé : trouver son chemin propre vers le bonheur, respecter son individualité pour mieux s’en défaire dans une plénitude transcendantale.
Dans ce livre on trouve aussi un beau passage sur le but de la vie, sur cette notion de bonheur à chercher d’abord en soi, avec une discussion sur le Roi David : « quand je pense à son histoire, le plus beau de tout est le jeune David avec sa harpe, jouant de la musique au malheureux Saül et je trouve dommage qu’il soit devenu roi ensuite. Il était beaucoup plus heureux et plus aimable lorsqu’il était encore musicien. » La route est sinueuse, mais il est important de ne pas oublier où elle doit nous mener. Encore une fois, si le but ultime est le nirvana, la disparition de l’individualisme et l’harmonie universelle, l’essentiel est paradoxalement de commencer par prendre conscience de soi. C’est pourquoi j’appelle ma philosophie égoïsme éclairé, les valeurs sont universelles mais le parcours est personnel
Toujours emmitouflé dans mon blouson, avec les pieds douloureusement glacés et dans la pénombre de mon salon éclairé par un lampadaire blafard, je terminerai en citant une autre phrase du voyageur en Orient : « il m’a d’abord paru que j’entreprenais là un travail pénible au service d’une noble cause, mais je reconnais de plus en plus qu’avec ma relation de voyage je ne vise à rien d’autre que M. Lucas avec son livre de guerre : à sauver ma propre vie en lui donnant un sens. »