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Voyages, Errances et autres Divagations

"Mais qu'importe, la route c'est la vie"

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Errances

Lundi 29 Décembre: Winter is Coming (intégral)

Je me réveille sur mon canapé, allongé aux côtés de Remfish. Quelques heures plus tôt nous étions dans la fraîcheur de mon appartement, à parler transsibérien, musique et autres projets tout en éclusant des bières. Après son départ je prends vite conscience que la fameuse vague de froid prophétisée depuis quelques jours par les différents media est bien arrivée.

A ce jour, je n’ai encore allumé ni radiateur ni chauffe-eau. Le froid est sec, mordant; je laisse échapper un petit nuage de fumée en baillant. On se croirait à la montagne, mais sans le vin chaud… Pour fêter le début d’une paisible journée de vacances, je me déshabille avant d’aller me doucher. Comme souvent dans cette situation, je pense à ces norvégiens qui aiment se jeter nus dans la neige.

Je prends une grande inspiration et attends les premières gouttes. Elles arrivent, impitoyables, acérées comme des lames de rasoir. L’important est de se frotter énergiquement toutes les parties touchées, pour se réchauffer un peu mais surtout pour que le corps soit au plus vite prêt à être lavé. Après une dizaine de secondes, j’éteins le robinet. Mes mains sont un peu douloureuses, elles arrivent néanmoins à se saisir du savon et à l’appliquer un peu partout. Les mouvements sont brusques, comme les profondes expirations qui les accompagnent. 10 nouvelles secondes seront nécessaires pour le rinçage, 10 secondes durant lesquelles je ne pense qu’au prochain bonheur: celui de retrouver ma serviette.

Pour pouvoir trouver la force de répéter ce rituel, il faut puiser à différentes sources.

L’écologie : sans chauffe-eau ni radiateur j’ai une consommation d’électricité remarquablement basse (ce qui représente aussi des économies substantielles : l’an dernier EDF m’a remboursé plus de 400 euros sur ma facture annuelle), et les douches étant courtes c’est également moins d’eau gaspillée…

Le romantisme : ce que je fais est sans doute un peu fou, mais ici et maintenant, parce que c’est volontaire. En revanche cette folie me rapproche de l’état de nature, de nos proches ancêtres ou encore de milliers de personnes à travers le monde. Alors certes cet argument n’enlève rien au côté dingue de ma démarche, mais il m’aide à la légitimer et donc à l’accepter. Jack London aimait raconter la vie de ces aventuriers errant dans le Grand Nord dans des conditions « inhumaines ». Une de ses meilleures nouvelles, Construire un feu, raconte l’histoire d’un homme qui lutte pendant quelques heures pour tenter de survivre au froid. J’adore Jack London…

La sagesse : c’est en connaissant le goût du vinaigre qu’on apprécie le miel. En sortant de la salle de bains, mon appartement ne me paraît plus si froid, et grâce à ces moments glacés j’apprécie d’autant plus les instants de chaleur et le retour des beaux jours. Je pense également à l’austérité, à la modération des bouddhas en herbe; des principes qui permettent de se retrouver, de reprendre contact avec soi ainsi qu’avec l’essentiel, la nature de la vie. Il s’agit de ne pas s’endormir sur le chemin doré tracé par la paresse et l’égoïsme.

* * * * * * * * * *

Je sors faire quelques courses, l’occasion de se réchauffer un peu en marchant. C’est l’avantage quand on vit dans un igloo : en sortir pour affronter la rigueur de l’hiver n’est pas si dur. J’espérais trouver un peu de réconfort chez mon primeur, mais j’avais oublié que la boutique était ouverte sur la rue et que le gain de température serait donc anecdotique. Je ne tarde donc pas à choisir quelques endives, patates et autres oignons et à reprendre le chemin de chez moi.

Et me voilà à présent, tel un ours qui attend la fin de l’hiver tapi dans sa tanière, « seul au monde » comme un Tom Hanks qui aurait troqué son Wilson contre une radio. Quoique non, moi j’ai des tas d’autres amis, comme cet ordinateur sur lequel mes doigts engourdis se déplacent tant bien que mal, ou encore tous ces bouquins qui encombrent mes étagères. C’est recroquevillé sous la couette et en ne laissant que la main tenant le livre dépasser (les mains se relayaient régulièrement pour cette tâche ingrate) que je viens d’en terminer un de mon idole de l’année, Herman Hesse, et qui s’intitule Le Voyage en Orient. Le Teuton Prix Nobel y parle une nouvelle fois sagesse et accomplissement de soi, en mettant en avant ce point qui me tient à cœur : se retrouver seul pour mieux retrouver les autres, ou l’atteinte de l’universel par la diversité. Il s’agit de pèlerins qui partent en quête d’idéal: «d’innombrables groupes étaient en route en même temps, suivant chacun son chef et son étoile, chacun d’eux toujours prêt à se fondre dans une unité plus vaste et à la suivre un certain temps, mais toujours prêt aussi à poursuivre sa route après avoir repris sa liberté. » Je retrouve sur cette route les traces de mon égoïsme éclairé : trouver son chemin propre vers le bonheur, respecter son individualité pour mieux s’en défaire dans une plénitude transcendantale.

Dans ce livre on trouve aussi un beau passage sur le but de la vie, sur cette notion de bonheur à chercher d’abord en soi, avec une discussion sur le Roi David : « quand je pense à son histoire, le plus beau de tout est le jeune David avec sa harpe, jouant de la musique au malheureux Saül et je trouve dommage qu’il soit devenu roi ensuite. Il était beaucoup plus heureux et plus aimable lorsqu’il était encore musicien. » La route est sinueuse, mais il est important de ne pas oublier où elle doit nous mener. Encore une fois, si le but ultime est le nirvana, la disparition de l’individualisme et l’harmonie universelle, l’essentiel est paradoxalement de commencer par prendre conscience de soi. C’est pourquoi j’appelle ma philosophie égoïsme éclairé, les valeurs sont universelles mais le parcours est personnel

Toujours emmitouflé dans mon blouson, avec les pieds douloureusement glacés et dans la pénombre de mon salon éclairé par un lampadaire blafard, je terminerai en citant une autre phrase du voyageur en Orient : « il m’a d’abord paru que j’entreprenais là un travail pénible au service d’une noble cause, mais je reconnais de plus en plus qu’avec ma relation de voyage je ne vise à rien d’autre que M. Lucas avec son livre de guerre : à sauver ma propre vie en lui donnant un sens. »

En passant (4)

Extrait d’une lettre de Hermann Hesse à R. B., 1931
A plusieurs reprises, j’ai exprimé avec force ma conviction qu’une vie véritable, réellement digne d’être vécue, est tout à fait impossible à notre époque et dans notre milieu intellectuel. J’en suis absolument persuadé. Si malgré tout je suis encore en vie, si notre temps, avec son atmosphère de mensonge, de cupidité, de fanatisme et de barbarie ne m’a pas tué, je le dois à deux circonstances heureuses : d’abord à l’important héritage d’affinités avec la nature dont je suis le dépositaire, ensuite au fait que, si je me pose en accusateur et en adversaire de mon époque, j’arrive malgré tout à rester productif. (…)
Ma position à l’égard de notre monde actuel ne changera plus beaucoup. Je ne crois pas à notre science, ni à notre politique, ni à notre façon de penser, de croire, de nous divertir, je ne partage pas un seul des idéaux de notre époque. Mais je ne suis pas pour autant un homme sans foi. Je crois aux lois de l’humanité, vieilles de plusieurs millénaires, et je crois qu’elles survivront à tous les troubles de notre époque. (…)
Je me suis aventuré pendant toute ma vie sur des voies qui me permettent de dépasser la notion du temps et de vivre dans l’intemporel. (…)
Il ne suffit pas de souligner le peu de valeur que l’on attache à des choses telles que la guerre, la technique, la passion de l’argent, le nationalisme, etc. Il faut pouvoir remplacer le culte des idoles contemporaines par une croyance.

En passant (3)

Ouragan – Laurent Gaudé

« J’ai pensé à mes enfants morts avant moi et je me suis demandé, comme mille fois auparavant, pourquoi le Seigneur ne se lassait pas de me voir ainsi traîner ma carcasse d’un matin à l’autre »

« Et le silence finit par s’installer dans la voiture, chacun se demandant, en son âme et conscience ce qui pourrait bien justifier, pour eux, de faire marche arrière. (…) Il remonte le fleuve embouteillé de l’exode et il pense qu’il est comme eux, exactement comme eux. Lui aussi roule pour sa survie, lui aussi a pris sa voiture pour se sauver. »

« Je vais être minuscule mais j’ai hâte, car il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu’un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le vague souvenir d’une petite existence. »

« La fureur du vent lui bat le corps, mais rien ne peut plus venir à bout de lui. Alors il prend son élan et remonte Choctaw Street comme un barbare furieux qui va au devant d’une armée ennemie, seul, persuadé qu’avec sa rage il parviendra à la mettre en déroute. »

Siddhartha – Hermann Hesse

« Ton âme est tout l’univers » (Upanishad de Samaveda)

« De même que l’humidité pénètre peu à peu dans le tronc d’un arbre malade, s’y répand partout et le fait pourrir, le monde et l’indolence s’étaient infiltrés dans l’âme de Siddhartha et l’avaient envahie. »

« Ce fut lentement aussi que Siddhartha, au milieu de ses richesses toujours croissantes, prit lui-même un peu des manières des autres hommes, de leur puérilité et de leur pusillanimité. Et pourtant il leur portait envie, et ce, d’autant plus qu’il leur ressemblait davantage. La chose qu’il leur enviait le plus, parce qu’elle lui faisait entièrement défaut, c’était l’importance qu’ils savaient donner à leur existence, la passion qu’ils mettaient à leurs plaisirs et à leurs peines, le bonheur anxieux mais doux qu’ils trouvaient à leurs éternelles manies amoureuses. Ces hommes s’attachaient toujours plus à eux-mêmes, aux femmes, à leurs enfants, l’honneur ou l’argent, à leurs projets ou à leurs espérances. Mais c’est justement ce qu’il n’apprit pas d’eux : cette joie naïve, cette innocente folie ; il n’apprit d’eux que ce qui les rendaient désagréables et faisait déjà l’objet de tout son mépris. »

« Que pourrais-je avoir à te dire, ô Vénérable ? Que peut-être tu cherches trop ? Que c’est à force de chercher que tu ne trouves pas ?

– Comment cela ? fit Govinda.

– Quand on cherche, reprit Siddhartha, il arrive facilement que nos yeux ne voient que l’objet de nos recherches ; on ne trouve rien parce qu’ils sont inaccessibles à autre chose, parce qu’on ne songe toujours qu’à cet objet, parce qu’on s’est fixé un but à atteindre et qu’on est entièrement possédé par ce but. »

« Eh oui, me voilà passeur. Il y a des gens, Govinda, qui sont obligés de changer souvent d’état, de porter toutes sortes de vêtements, et je suis de ceux-là, mon cher. »

« La sagesse ne se communique pas. La sagesse qu’un sage cherche à communiquer a toujours un air de folie. »

L’Appareil photo – Jean Philippe Toussaint

« Ainsi chez moi, m’arrivait-il de feuilleter distraitement un code de la route illustré, manuel coloré agrémenté d’un choix de photos à l’esthétique télévisuelle de comédie policière, où le coupable invisible, toujours le même, dont nous était offert sous différents cadrages l’inquiétant point de vue subjectif, se tenait au volant dans diverses agglomérations, au soleil ou sous la pluie, parfois sur des routes de campagne désertes, où quelque cyclomotoriste en K-Way et casque rouge, le porte-bagages cerné de sacoches beiges, paraissait comme la victime désignée. »

Sur la Route – Jack Kerouac

« C’était mon dernier soir à Hollywood et je le passais à tartiner de la moutarde sur mes genoux, derrière les cabinets d’un parc à voitures. »

« L’humanité gémissante qui entoure d’une ceinture la bedaine équatoriale de la Terre. »

« Mais qu’importe, la route c’est la vie. »

« Ce n’est pas le même genre de sueur que la nôtre, c’est huileux et c’est toujours là parce qu’il fait toujours chaud d’un bout de l’année à l’autre et elle ne sait rien de la non sueur, elle est née en sueur et mourra en sueur »

« Des fleurs sacrées flottant dans l’air, tels étaient les visages épuisés dans l’Amérique du jazz. »

« Ils étaient descendus du plus haut des montagnes pour mendier quelque chose qu’ils croyaient obtenir de la civilisation et n’imaginaient pas la tristesse ni la pauvre et sinistre illusion de cet espoir. Ils ne savaient pas qu’une bombe était née qui pouvait démolir tous nos ponts et toutes nos routes et les rejeter au chaos et que nous serions peut être un jour aussi pauvres qu’eux, et les mains ouvertes, tout à fait de la même façon. »

« Je pris le volant et me promenai parmi les rêveries de mon cru »

9 septembre 2014 : Jours de rentrée (extrait)

L-institL’année dernière, après pas loin de 10 ans d’errance professionnelle, 10 ans pendant lesquels j’ai vogué de CDD en CDD, dans des domaines aussi divers que la banque, le travail de nuit ou l’animation, j’ai décidé un peu par hasard de passer le concours de professeur des écoles en candidat libre. A l’heure de me mettre à réviser, j’ai pu constater que le temps n’était pas venu à bout de mon côté procrastinateur, et de ce fameux poil dans la main tant critiqué par mes professeurs ou mes parents. Ce n’était pas vraiment une surprise, mais à chaque fois que je trouvais une excuse pour ne pas travailler, je repensais au « Handicap mussé », ce texte que j’avais écrit ado pour parler de l’incapacité pour un vrai glandeur de surmonter sa nature (contrairement à ce que pensent les bosseurs, qui nous qualifient un peu trop hâtivement de « je-m’en-foutistes »). J’avais beau me répéter que si je ne me mettais pas sérieusement au boulot je ne récolterais qu’une cruelle désillusion, tous les prétextes étaient bons pour fuir mes livres et mes stylos.

Heureusement, malgré mon échec en ce qui concerne la lutte que j’ai essayé de mener contre ma flemme légendaire, mon concours, lui, a été couronné de succès : j’allais devenir instituteur.

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2 février 2013 : La vie de Bandini (extraits)

Bandini posant avec ses amis
Bandini posant avec ses amis

On raconte que le 29 mai 1983 fut une journée spéciale. Le soleil brillait plus intensément, le bleu de la mer était plus profond, les oiseaux chantaient avec plus d’entrain. Ce jour là avait en tout cas été désigné par le destin pour accueillir la naissance de Bandini, de l’incomparable, du grandiose, de l’ineffable Bandini.

J’étais un bébé magnifique quoiqu’en ait dit une poignée de jaloux qui me qualifièrent de grassouillet. Je trouvais déjà en moi-même une paix intérieure qui me semblait si agréable que je ne fus pas pressé d’apprendre à marcher ou à parler. J’avais le temps, et je ne comptais pas laisser le monde me presser.

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A la maison je me suis lancé dans l’écriture de romans d’aventures ainsi que dans la presse ; à 10 ans je gérais deux magazines auxquels j’avais abonné de force mes parents. Le premier (« Tout sur Tout, le magazine qui parle de tout ») proposait à ses deux abonnés des articles de fond sur les sujets les plus divers, quelques jeux d’esprit, ainsi qu’une rubrique culture où mes romans recevaient généralement des critiques dithyrambiques. Le second (Les Echos du Haut-Miziapo) était le journal officiel d’information du monde en Playmobil que ma sœur et moi avions construit, mais il me servait surtout à harceler moralement ma cadette. Les articles fielleux et les lettres ouvertes menaçantes la concernaient toujours, alors que mon rôle de président était sublimé par d’incessants éloges. Avec le temps je me mis à écrire des textes rageurs que je regroupais sous le titre « Journal d’un fou » avant d’apprendre qu’une espèce de scribouillard communiste m’avait piqué l’idée.

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Mais le destin de Bandini n’était pas de s’asseoir au premier rang, de suivre le chemin tracé par l’éducation nationale et qui conduit à la satisfaction d’être devenu quelqu’un. Non, le fil déroulé par les Moires ne devait pas finir empêtré aux millions d’autres pour former un piteux tricot, Bandini le fameux allait trouver une place au firmament, SA place.

J’ai joué le jeu aussi longtemps que je l’ai pu, chaque jour m’en rappelait les impossibles règles, et c’est ainsi que je devins moi-même, hybride de conformiste et de marginal, nulle part à sa place mais partout accueilli, seul dans l’éternité, confondu dans l’infini.

Dimanche 15 avril 2012 : Je fais vraiment le plus beau métier du monde ! (extraits)

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C’est dans cette position, debout face au lavabo, que je prends mes repas du lundi et du samedi. Pendant nos jours de congés, il nous faut payer nos repas au restaurant, ce que je me refuse évidemment à faire : il ne me reste donc qu’à grignoter quelques fruits dans le silence de ma cellule. Celle-ci doit mesurer 8m² et comme à mon habitude je n’ai pas tardé à en couvrir le sol de papiers en tous genres. Certains animaux doivent uriner autour de leur territoire pour se sentir chez eux, pour ma part j’ai besoin de tapisser l’endroit où je vis de papiers couverts de notes, de listes de choses à faire et de résumés de bouquins, auxquels se mêlent joyeusement flyers, tickets de caisse et autres courriers « importants ».

Au fait, je suis en train de faire une saison d’hiver (quatre mois et demi tout de même) au Monêtier, village de la vallée de Serre Chevalier.

 papanoel

Le 25 décembre, j’étais Père Noël ; j’accompagne des balades ; j’ai rédigé des « Contes Mythologiques » que je propose en Soirée Lecture ; j’anime des jeux en me prenant pour Julien Lepers… Une semaine après mon arrivée, j’étais déjà ravi d’être ici, quand un type d’une trentaine d’années me propose d’aller prendre l’apéro dans son logement. Ex-taulard, ex-héroïnomane, après quelques whiskies notre conversation devient surréaliste mais je me sens profondément heureux. Vers 1h, je repars en direction de chez moi.

(…)

Évidemment pour le lecteur qui n’a jamais mis les pieds dans notre centre, mon geste semble anodin, or il n’en est rien. Il prouvait au contraire ma grande bravoure car affronter Armelle, l’économe de la cuisine, c’est un peu comme affronter Méduse, la gorgone : un seul de ses regards peut vous pétrifier. Ainsi, le lundi suivant, lorsque l’heure d’aller chercher des œufs sonna, mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine, des frissons commencèrent à danser sur ma colonne vertébrale et de la sueur perla sur mon front. A la différence de Persée, je ne disposais pas d’armes magiques pour m’aider dans ma mission ; il ne me restait que la manière douce. J’arrivai chancelant devant la porte de l’économat, respirai profondément et tentai de fixer un sourire sur mes lèvres tremblantes. J’ouvris la porte, et pris ma voix la plus enjouée :

« Bonjour, je venais te demander quelques œufs pour…

– Vous commencez à me faire chier avec vos œufs, débrouillez-vous sans moi. »

Pour prononcer ces paroles, elle ne s’était même pas retournée, mais son dos me regardait dans les yeux et me laissa pétrifié, tout comme l’aurait fait le plus noir de ses regards. Au bout d’un moment je pus finalement me remettre à bouger et me retirai en silence.

Bon, ben j’irai à l’épicerie…

Je m’occupe également de la bibliothèque du centre, ce qui m’incite à beaucoup lire pour préparer des commentaires que je glisse derrière les bouquins ou tout simplement être prêt à renseigner les visiteurs. Une nuit, je suis réveillé par des bruits confus. Un peu dans le gaz, je me penche pour allumer la lumière, faisant au passage tomber Le Testament français de Makine, un livre magnifique qui était resté posé sur mon estomac. Petit à petit, j’arrive à identifier les grosses voix d’Alain et Pilou, qui pestent contre quelque chose en tapant sur une porte. Je me lève pour aller voir ce qui se passe, les yeux encore mi-clos. Dans le couloir je retrouve les deux compères en compagnie du responsable adjoint qu’on vient de réveiller. La clé du pauvre Pilou n’entre plus dans la serrure, empêchant ce dernier de retrouver son lit. Je me contente de commenter la situation d’un « Ah… » fataliste, et me dirige vers les toilettes. Lorsque j’en ressors, je m’aperçois que je ne suis plus le seul à être en caleçon dans ce couloir : Dimitri est à son tour sorti s’enquérir de la cause de cette agitation. Personnellement, je suis fatigué et l’issue de tout cela ne m’intéresse que modérément, je retourne dans mon lit jugeant que quatre hommes devant une porte fermée, c’est déjà bien assez.

Le temps passe et je ne parviens pas à me rendormir ; j’entends tout ce qui se dit dans le couloir et Pilou, qui, l’alcool aidant, devient nerveux, se met à frapper de plus en plus violemment cette planche de bois qui le sépare de ses appartements. L’adjoint tente de proposer des solutions pour débloquer la situation car lui aussi aimerait retourner se glisser sous ses draps. Aucune ne convient à Pilou qui trouve toujours une objection. Je les trouve de plus en plus exaspérantes, et lorsqu’à la suggestion « je t’ouvre la porte d’à côté et je t’amène des draps » il répond scandalisé « Et comment je me lave les dents ce soir ? », je ne peux m’empêcher de marmonner quelques noms d’oiseaux.

Finalement, l’argument du lavage de dents nocturne ayant probablement été jugé irréfutable, on décide de laisser Pilou défoncer sa porte. Un premier « Boum » fait trembler les fragiles murs de ma chambrette, puis un « Crac », rapidement suivi de soupirs de soulagement.

« Ça tombe bien, j’avais fini ma bière », commente Alain avec beaucoup d’à propos.

Il est 4h du matin, tout le monde va pouvoir dormir et Pilou va pouvoir se brosser les dents.

(…)

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