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Pour la fin de ce voyage en Amérique du Sud, j’ai choisi de me baser à Otavalo, un joli village du nord du pays réputé pour son grand marché artisanal. Si ce dernier attire généralement de nombreux touristes, ce n’est heureusement pas le cas pendant mon séjour, on doit être hors saison…

Otavalo Equateur
La cuisine de mon hôtel à Otavalo

J’y coule des jours paisibles, à lire « 100 años de Soledad » dans un petit hôtel à 4 dollars la nuit et à me promener dans la nature environnante qui se révèle particulièrement belle et généreuse. A quelques jours de la date de mon retour en France, je décide de partir passer un week-end à Ibarra.

25 kilomètres séparent les 2 villages : je décide évidemment de les faire à pied. J’apprécie de me dégourdir les jambes, même si la route n’est pas des plus agréables, passant trop souvent par des voies rapides et m’obligeant à slalomer entre des voitures. A mon arrivée, je suis un peu déçu par les rues pleines de feux rouges et de publicités, le décor est beaucoup plus urbain que ce à quoi je m’attendais. D’une manière générale, cela faisait quelques jours que je me sentais un peu fatigué par ce voyage. J’avais l’impression d’être en bout de course, que j’avais un peu fait le tour de l’Equateur et que je finissais par tourner en rond.

Une fois mon sac posé dans une chambre répugnante, au sol et au mobilier collants, aux draps assez tachés pour que je décide de dormir dans mon sac de couchage, je pars visiter le coin mais décidément le cœur n’y est pas. Je rentre dans mon hôtel miteux en début de soirée, sors un nouveau García Márquez et me mets à lire. Heureusement, le colombien arrive toujours à me faire rêver, à m’amener avec lui dans des mondes merveilleux.

Au bout de quelques heures, je reviens sur Terre et décide de me fumer une clope. N’ayant pas de briquet, je traverse les couloirs aux murs lépreux pour rejoindre la rue. Assis sur le seuil, je trouve 4 types aux visages marqués qui semblent déjà bien éméchés. Je leur demande du feu, l’un d’eux m’assure en avoir et passe 5 minutes à fouiller ses poches pendant que ses collègues se font passer une bouteille en plastique. Il finit par réussir à en extraire une vieille boîte d’allumettes qu’il me fait passer d’une main caleuse. Bien sûr, je n’ai pas le temps de tirer 3 bouffées qu’on me tend la fameuse bouteille, je pose les yeux sur les sourires édentés et les habits crasseux, et les remercie avant de m’envoyer une lampée de rhum.

Après 20 minutes, on va se poser dans le « salon » commun. On finit le nectar en écoutant Santiago le péruvien se réjouir de la récente victoire d’Ollanta à la présidence de son pays. La discussion commence à s’animer un peu, les rires résonnent dans notre taudis et c’est tout naturellement que je pars avec Milton chercher du ravitaillement. Avec la deuxième bouteille, les échanges deviennent plus philosophiques. On commence par se présenter un peu : Milton et Santiago sont vendeurs ambulants, Ernesto travaille sur le marché, et le petit vieux qui les accompagnait est parti se coucher pendant que j’étais sorti faire les courses. Ensuite, on aborde des thèmes comme le racisme ou les méfaits du tourisme, et je sens bien qu’ils n’en reviennent pas d’avoir ce genre de conversation avec un gringo.

A force de parler de valeurs, on en vient à parler de nous, de nos parcours, de nos vies. Alors qu’il nous parlait de son ex-femme et de sa fille qu’il n’a pas vue depuis 5 ans, de sa fille qu’il n’ose même plus appeler tellement il est persuadé qu’il l’a irrémédiablement déçue, Milton commence à pleurer. En quelques secondes, ses yeux se sont rougis, embués, puis se sont mis à pleurer, pleurer tout simplement. Il continuait à parler, comme s’il ne s’apercevait de rien, mais plus probablement parce qu’il ne pouvait plus s’arrêter, ni de parler, ni de pleurer. Je vis alors toute la tristesse du monde apparaître dans les larmes de rhum versées par ce gosse de 40 ans, sans parvenir à déterminer si ce spectacle m’inspirait de la peine, de la honte ou de la fierté. J’étais en tout cas certain de vivre un moment fort dont très peu de gens savent apprécier la valeur.

Alors qu’il continuait à sangloter, Milton tire une bouffée de sa cigarette qui le fait tousser. Il tousse, il tousse jusqu’à s’étouffer à moitié, mais j’étais tellement déconcerté par cette nuit équatoriale qu’il a fallu qu’il me fasse signe pour me sortir de ma torpeur et que je bondisse lui flanquer de grandes tapes dans le dos. On se remet de nos émotions, après quelques mots pour le réconforter on décide de choisir des sujets plus légers. C’est alors qu’un vieux décrépit fait son apparition, torse nu et flottant dans un geste difforme pour passer un coup de balai avec des gestes tremblotants. Finalement, les esprits s’apaisent et on peut retrouver nos turnes en titubant pour une bonne nuit réparatrice.

Le lendemain matin, je voulais reprendre la route pour Otavalo assez tôt. Je sors de ma turne pour régler, et dans le salon je croise la fine équipe de la veille. Les visages sont marqués, mais tout le monde est réveillé, en train de partager le petit déjeuner. Je suis invité à les rejoindre, on me sert un Nesquik dans de l’eau chaude, un croissant, une clope et un verre de rhum. Je fais mes adieux, et tout à coup, contre toute attente, mes tristes saoulards commencent chacun à sortir 50 centimes ou 1 dollar de leurs poches usées. Ils veulent m’aider à continuer à arpenter mon chemin, oubliant leur propre condition. Je quitte ce magnifique refuge d’âmes errantes le cœur vibrant, et me remets en marche.

Comme le disait Kerouac, la route c’est la vie.

Otavalo Equateur Voyage
« La route, c’est la vie… »